Journal – Durée de lecture 4 min.
«Pas besoin d’appel d’offre pour utiliser son propre bois»
Il y a dans le domaine du droit des marchés publics un nom que les propriétaires de forêts devraient retenir: Marc Steiner. Dans le cadre d’événements publics, ce juge promeut avec passion un changement de paradigme vers plus de durabilité et une utilisation accrue du bois.
Entretien Mischa Hauswirth | Marc Steiner (54 ans) nous accueille à son domicile dans la périphérie de la ville de Berne, dans un coin retiré à l’ombre d’arbres centenaires. Sur l’un des côtés, le regard se pose sur une colline boisée éclairée par les premiers rayons de soleil de ce matin d’été. De l’autre côté se dressent de solides bâtiments, des blocs de béton, là où s’étendait auparavant un champ. Il y a sur la table un pichet d’eau, mais Marc Steiner pense à peine à en boire une gorgée. Il raconte avec beaucoup
d’enthousiasme pourquoi la Confédération, les cantons et les communes peuvent choisir du bois provenant des forêts indigènes sans se heurter au droit des marchés publics. Il s’agit à cet égard de son opinion personnelle qu’il n’exprime pas ici en tant que membre du Tribunal administratif fédéral.
Monsieur Steiner, est-ce qu’on peut vous croiser de temps à autre en forêt ?
Oui, la forêt est pour moi une immense source d’énergie. Lorsque je dois digérer quelque chose, sur le plan personnel ou professionnel, je fais toujours la même promenade à travers les forêts toutes proches. Après, je me sens à nouveau mieux. La forêt est pour moi un important facteur de résilience.
Vous faites campagne en faveur du bois sur les marchés publics. Comment en êtes-vous arrivé là?
Cela a été une histoire extrêmement passionnante. Lorsqu’il a été question, il y a quelques années, de créer un nouvel état d’esprit sur les marchés publics, nous avions besoin d’alliés. Nous les avons trouvés parmi les personnes qui s’intéressent à la qualité et non pas au prix. Et également parmi les personnes qui ressentent une certaine fierté pour leur métier car elles ont une vision à long terme du matériau avec lequel elles vivent, c’est-à-dire la forêt. Le thème de la durabilité est aussi présent chez ces personnes, ne serait-ce que par leur environnement. Il n’y a probablement pas d’autre loi en Suisse dans laquelle le développement durable ait été exprimé plus tôt et mieux que dans la loi sur les forêts. Les professionnel·le·s du bois connaissent le sujet et le vivent au quotidien, mais on doit leur dire comment traduire cet état d’esprit sur le plan politique pour obtenir en quelque sorte la souveraineté à la table des habitués du droit des marchés.
Quelle relation avez-vous avec ces professionnel·le·s de la forêt et du bois?
J’y suis très attaché. Je vois constamment des personnes qui exécutent ce qu’on leur demande en haussant les épaules. Les professionnel·le·s du bois ressentent au contraire de la fierté pour leur métier. Et cela va au-delà de l’appartenance politique. Ce ne sont pas des gens d’un seul bord politique. Les professionnel·le·s du bois savent pourquoi elles et ils se lèvent le matin. Notre société aurait besoin de plus de personnes comme ça.
Les politiciennes et politiciens, mais également les personnes en charge de prendre les décisions au sein des communes, amènent comme argument dans les discussions qu’il n’est pas possible de choisir le bois à utiliser dans les projets de construction parce que cela irait à l’encontre du droit international. Qu’en dites-vous?
Le droit suisse des marchés publics est en quelque sorte divisé en deux: on a d’un côté le droit des marchés du commerce international qui s’applique au-delà de certains seuils. Dans ce domaine, l’argument est effectivement correct. La concurrence internationale se doit de rester libre. Dans le cas de projets de construction portant sur un volume d’investissement égal ou supérieur à 8,5 millions de francs, on ne peut pas simplement dire: je veux du bois suisse. Mais d’un autre côté, cela ne signifie pas qu’on ne peut pas donner certaines directives. En particulier lorsque l’on parle de standards dans le domaine du bois, la loi sur les forêts dit clairement que la Confédération doit, lors de ses achats, se procurer du bois durable. Cela signifie qu’on regarde d’abord, en accord avec l’Ordonnance sur le commerce du bois, qu’il ne s’agit pas de bois provenant de filières illégales et également, sur le plan fédéral, que le bois est issu d’une gestion durable des forêts, conformément à la loi fédérale sur les forêts.
Où se situe la marge de manœuvre des acheteurs?
Il y a ici une croyance pseudo-juridique selon laquelle il serait nécessaire d’effectuer un appel d’offre avec libre choix du matériau. C’est faux. L’article 30 du droit des marchés publics stipule que le pouvoir adjudicateur peut indiquer le matériau qu’il souhaite. Et il y a une grande marge de manœuvre. Même les tribunaux ne peuvent pas interférer avec les adjudicateurs. Ce qui n’irait pas d’un point de vue juridique serait par exemple de privilégier les voitures d’une certaine marque lors d’une commande publique. On peut clairement définir par contre qu’un bâtiment doit être construit en bois. En Allemagne, on parle également de «droit de détermination des prestations». Si une personne met en doute cette possibilité dans le cadre d’une commande, elle le fait avec un objectif politique et essaie de freiner le développement de la construction en bois. En d’autres mots: il n’existe pas d’interdiction à déterminer par à l’avance le matériau à utiliser.
Comment les politiciennes et politiciens ainsi que les communes peuvent-ils agir concrètement en faveur du bois suisse dans le cas d’un projet de construction public?
Comme mentionné, au-delà d’un volume d’investissement de 8,5 millions de francs, ils ne peuvent pas simplement exiger du bois suisse. Mais il y a un gros «mais». Il existe une variante géniale qui apporte une solution..
Laquelle?
Il y a en Suisse un très grand nombre de communes, mais également la Confédération et des cantons, qui sont propriétaires de forêts et donc de bois. Pour moi, il convient ici de tirer le maximum de la méthode qui consiste à utiliser son propre bois. Si on dit à l’entreprise de construction «tu recevras le bois de ma part», c’est-à-dire que l’entité adjudicatrice (acheteur) fournit le bois depuis son propre stock, cela ne pose aucun problème. Du point de vue du droit des marchés publics, il n’est dans ce cas pas non plus nécessaire de faire un appel d’offre.
Et une commune par exemple, peut décider cela de manière autonome?
Exactement. Les personnes qui ont l’autorisation de lancer un appel d’offre peuvent aussi décider d’utiliser leur propre bois. Un accord devra à cet égard probablement encore être trouvé à l’interne de l’administration. Mais il est nécessaire d’avoir – cela me semble important – une organisation intelligente afin d’obtenir le maximum.
Qu’entendez-vous par «organisation intelligente» ?
Il y a des précédents lors desquels une commune a dit «je prends du bois de ma propre forêt» par exemple pour un nouveau bâtiment scolaire ou communal. En Thurgovie, l’ancienne conseillère aux États Carmen Haag (Le Centre, jusqu’en 2022 cheffe du Département des constructions et de l’environnement du canton de Thurgovie, n.d.l.r.) a expressément exigé une construction en bois. Mais il n’y a encore que trop peu d’exemples de ce type. Si on veut exploiter de manière optimale le potentiel de son propre bois, il faut se demander s’il ne serait pas mieux d’exploiter en commun une plus grande surface forestière. Ainsi, on a la bonne qualité de bois au bon moment à disposition. Plusieurs communes pourraient par exemple opérer conjointement par le biais d’une association à but sylvicole. Ainsi, tout ce bois deviendrait du bois «propre» et non plus seulement le bois de la commune
A ou B. Les possibilités sont nombreuses, c’est pourquoi il faut les utiliser.
Quelle approche préconisez-vous?
Il faut d’abord clarifier avec l’exploitation forestière s’il y a dans la forêt suffisamment de bois dans la qualité souhaitée et si celui-ci peut être mis à disposition dans les temps. Dans certains projets, cela s’est avéré difficile. C’est pourquoi il convient de diviser le projet: il y a d’un côté l’entreprise qui réalise le projet de construction. Mais si elle ne peut ou ne veut pas traiter le bois «à port de camion», on peut établir une commande séparée, par exemple auprès d’une scierie. Elle devra fabriquer, et le cas échéant entreposer, les produits en bois ou composants bruts (lamelles) nécessaires à la construction. Le résultat est qu’on aura d’une part une petite commande publique normale pour les produits en bois et d’autre part une grande commande publique normale pour la construction en bois. On peut ainsi poser comme restriction que l’entreprise de construction doit utiliser le bois de la scierie. Comme il s’agit toujours du même bois, c’est-à-dire celui de la commune ou de l’association à but sylvicole, celui-ci n’a pas besoin non plus de faire l’objet d’un appel d’offre.
Mais cela ne réfute pas les arguments selon lesquels le bois régional est plus cher que le bois importé.
Lorsqu’il est question de mettre à disposition le bois lui-même, c’est effectivement un facteur de coût. Mais la décision d’utiliser son propre bois jouit d’un grand degré d’acceptation politique dans tous les camps. Il ne faut pas oublier que le nouveau droit des marchés publics a intégré les notions de durabilité et de calcul des coûts globaux. Le fait d’occasionner des coûts non seulement dans l’immédiat mais également à moyen et long terme ou pour l’environnement est aujourd’hui central.
Une grande importance est donc accordée à la durabilité dans le nouveau droit des marchés publics?
La durabilité est un objectif de la loi. Cela implique une évaluation complètement nouvelle par rapport à l’ancien droit des marchés publics dans lequel il s’agissait surtout de marché, de compétition et d’argent et où l’offre la plus économique remportait le contrat. Sur le plan fédéral, le nouveau droit des marchés publics est déjà en vigueur depuis le 1er janvier 2021. Les cantons y adhèrent à présent peu à peu. Avec la notion de durabilité, on peut facilement justifier les coûts supplémentaires engendrés par l’utilisation de bois suisse.
Vous dites volontiers qu’un changement de mentalité est nécessaire. Pourquoi?
Le droit est une chose, l’état d’esprit en est une autre. Le droit a déjà changé, l’état d’esprit malheureusement pas encore partout. Ce n’est désormais plus l’offre la plus avantageuse économiquement qui doit remporter le contrat, mais la plus avantageuse, exige la loi. Il devient manifeste qu’il ne s’agit pas d’une question de prix, mais bien de qualité.
Les tribunaux devraient-ils davantage intervenir et exiger le respect de l’application de la loi?
Les tribunaux interviennent surtout suite à la formulation d’un reproche selon lequel une personne ayant remporté un appel d’offre ne remplirait pas les conditions-cadres des standards minimaux. Quand par exemple un concurrent fait valoir qu’une entreprise qui ne détient pas du tout le certificat requis a obtenu le contrat. L’affaire est facilement résolue. Mais le problème se pose à l’intérieur de ces standards minimaux: il y a là un grand terrain de jeu sur lequel le pouvoir adjudicateur a une certaine marge de manœuvre. Si l’adjudicateur veut du béton à la place du bois, personne ne peut venir et dire «tu es tenu par la loi d’utiliser du bois». Dans cette marge de manœuvre, ce ne sont pas les tribunaux qui seront les moteurs, mais les personnes en charge de la prise de décision au sein des services publics.
C’est ici que le lobby forestier entre en jeu?
Absolument. Peu importe qu’il s’agisse de la Confédération, d’un canton, d’une commune, d’une centrale électrique publique ou d’une grande institution publique telle que les CFF ou ASTRA – ils ont tous un important volume à allouer sur les marchés publics. C’est pourquoi le lobby forestier devrait entamer un dialogue public avec ces acteurs et leur demander quelle est leur politique, leur position et s’ils ont assez d’ingénieurs du bois possédant les connaissances requises. Un autre aspect relatif aux exigences du
secteur forestier est la «Stratégie de la Confédération en matière d’acquisition». Celle-ci précise: nous voulons appliquer le nouveau droit, nous voulons agir de manière plus favorable aux soumissionnaires et plus durable, être davantage axés sur la qualité et nous appuyer davantage sur des processus numériques. Dans ce contexte, les principaux services d’achat de la Confédération – armasuisse, l’Office fédéral des constructions et de la logistique, ASTRA – doivent présenter une stratégie en matière d’acquisitions, les idées directrices qui décrivent leur niveau d’ambition. Il y a ceux qui veulent de toute façon ce changement, comme par exemple armasuisse. Et d’autres qui hésitent encore. Si ce sujet était traité dans la presse, certaines unités administratives seraient forcées de s’y mettre. Cela se décline naturellement également à l’échelle des cantons. Les cantons aussi bien que les communes pourraient exiger des stratégies d’acquisition de la part des hôpitaux, des écoles, des établissements médico-sociaux. Et on arriverait ainsi à un changement de paradigme
AU SUJET DE MARC STEINER
Né en 1968, Marc Steiner a grandi à Bâle et a obtenu son brevet d’avocat dans le canton d’Argovie en 2001. Marc Steiner est juge du Tribunal administratif fédéral depuis 2007. Il est membre du Parti socialiste et vit à Berne et Saint-Gall. Marc Steiner
s’intéresse beaucoup au développement du droit commercial suisse ainsi qu’à la durabilité. Il a déjà tenu des conférences sur le sujet à l’échelle internationale, par exemple devant la commission du marché intérieur du Parlement européen en 2011 ou en 2017 à l’occasion d’un symposium de l’OMC sur l’approvisionnement durable. Il est également intervenu lors du Climate Law and Governance Day (en parallèle du sommet sur le climat) en 2019 à Madrid. (hws)
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